La région du Caucase est-elle devenue un autre front dans la guerre entre Téhéran et Tel-Aviv ? Oui, à en croire l’évolution diplomatique récente de Bakou.
« Si le cœur ne contemple pas, l’œil ne verra pas »
Proverbe caucasien
Une ambiance délétère règne ces derniers jours à Bakou, où les relations entre l’Azerbaïdjan et l’Iran se sont significativement dégradées. En effet, en l’espace de quelques semaines, la région a assisté à un renversement d’alliance. Alors que la pression internationale s’accentue sur l’Iran, Israël s’inquiète des contre-feux iraniens à son égard. La multiplication des alertes et des attaques à l’encontre des ressortissants israéliens laissent présager une montée de violence entre les deux pays. Dans ce contexte diplomatique orageux, l’Azerbaïdjan se retrouve au cœur de la bataille entre la main tendue israélienne et les accusations mutuelles entre Bakou et Téhéran.
Depuis son indépendance en 1992, l’Azerbaïdjan avait su entretenir de bons rapports avec Israël et son voisin iranien. La population de ce pays caucasien est majoritairement musulman (93,5%) à dominante chiite. Proche de l’Iran, l’Azerbaïdjan fait partie du « Grand Iran » par ces liens historiques, culturels et religieux, qui s’étend à l’ensemble caucasien. Malgré cette proximité, les autorités azerbaïdjanaises ont envoyé des signaux négatifs vers Téhéran depuis 2003, avec l’arrivée d’Ilham Aliev. Succédant à son père, Heydar Aliev, l’actuel président s’est progressivement éloigné de son voisin du sud.
S’éloigner de l’Iran pour se rapprocher d’Israël
En effet, plusieurs incidents ont émaillé les relations irano-azerbaïdjanaises. Le langage utilisé par le pouvoir azerbaïdjanais concernant la population azéri en Iran n’a cessé de provoquer la colère de Téhéran. En explicitant publiquement qu’il y avait un « Azerbaïdjan du Nord » et un « Azerbaïdjan du Sud », Bakou donne l’impression de revendications territoriales. Lors de l’Eurovision 2009, l’Azerbaïdjan a montré le monument Maqbaratoshoara dans la liste des monuments majeurs du pays. Or ce mausolée est situé à Tabriz, en Iran, provoquant la colère des Iraniens pour ce qu’ils considèrent comme une violation de l’intégrité territoriale du pays. Déjà en terrain miné, les relations entre les deux pays poursuivent leur spirale négative. Alors que l’Iran se rapproche de l’Arménie par le biais de la diplomatie gazière. Effectivement, dès 2007, un gazoduc reliant l’Iran à l’Arménie a été inauguré. Dans le même temps, on constate un rapprochement entre Bakou et Tel-Aviv. Plusieurs sources indiquent qu’Israël aurait développé une structure de renseignement dans la capitale azerbaïdjanaise.
Plus grave, les câbles diplomatiques mis en ligne par Wikileaks, révèlent le rapprochement du président Aliev du côté de Washington. Favorable aux sanctions imposées contre le régime iranien, Ilham Aliev a vertement critiqué la position des entreprises énergétiques européennes n’appliquant ces mêmes sanctions contre Téhéran. Parallèlement, l’Iran aurait financé un parti opposant au régime d’Aliev, en l’occurrence le Parti Islamique d’Azerbaïdjan. Cependant, ce parti est banni depuis 1995 comme la totalité des autres formations islamistes. Avec la progression de la pression occidentale sur Téhéran, les relations entre l’Iran et l’Azerbaïdjan n’ont cessé de se dégrader.
Les derniers assassinats contre les scientifiques iraniens ont suscité la colère de Téhéran accusant le Mossad d’être l’instigateur de ces attaques. Alors l’Iran a mis l’Azerbaïdjan devant ses responsabilités en l’accusant d’accorder protection à ses « ennemis ». Si Bakou a vivement démenti ses accusations, plusieurs sources croisées, en particulier les câbles diplomatiques, indiquent l’affermissement des liens entre Israël et l’Azerbaïdjan. Cette nouvelle dynamique entre ces deux pays représente pour l’Iran une menace directe. Sur son front nord, l’ennemi veille, comme une réponse directe à la menace que fait peser le Hezbollah au nord d’Israël.
Face aux accusations iraniennes, Bakou a fermement réagi en procédant à l’arrestation de plusieurs personnes. Ceux-ci ont été présentés comme des terroristes, ceux-ci sont accusés de vouloir planifier une attaque contre une école juive à Bakou. Les forces de sécurité ont précisé que ces hommes étaient liés à l’Iran pour avoir reçu des armes et de l’équipement par des agents iraniens. Les autorités azerbaïdjanaises perçoivent cette offensive comme une réponse à la mort des scientifiques iraniens. Pis, celles-ci soupçonnent le régime iranien de s’en prendre directement aux personnes étrangères occupant des postes importants dans le pays.
Loin de s’apaiser, les relations irano-azerbaïdjanaises s’aggravent dangereusement alors que la pression militaire autour de l’Iran augmente significativement. L’ambassade d’Iran à Bakou a exprimé sa consternation face aux accusations des activités iraniennes sur le sol azerbaïdjanais et concernant le transfert de drogue depuis l’Iran. Ces derniers jours, l’Azerbaïdjan a dénoncé la violation de son espace aérien par un hélicoptère iranien. Au lieu de l’éloigner d’Israël, la multiplication des incidents avec l’Iran incite Bakou à accélérer ce rapprochement. Les autorités azerbaïdjanaises collaborent avec les puissances occidentales pour démontrer la véracité de ses accusations.
La mécanique des alliances
Cette situation semble cristalliser les alliances dans la région. Alors que l’Azerbaïdjan a basculé dans le camp occidental, l’Arménie poursuit ses relations avec l’Iran. Les deux pays entretiennent des relations cordiales malgré leurs différences idéologiques et religieuses depuis 1992. Téhéran pourrait tenter d’accélérer son rapprochement avec Erevan. Parallèlement, les positionnements communs de l’Azerbaïdjan et de la Géorgie amènent à des considérations géopolitiques plus larges. Ainsi dans le Caucase, Israël peut s’appuyer sur deux alliés importants avec l’Azerbaïdjan mais aussi la Géorgie. Concomitant avec Bakou, le rapprochement avec Tbilissi offre aux autorités israéliennes la possibilité d’agir plus librement. Conséquence de la perte de son allié turc, Israël s’est momentanément retrouvé esseulé sur la scène moyen-orientale.
Ces manœuvres diplomatiques dans le sud du Caucase amènent la Russie à prendre position. L’activité israélienne dans la région inquiète Moscou puisqu’elle s’accompagne de celle des États-Unis. Effectivement, toute offensive contre les installations nucléaires iraniennes pourrait provoquer une déstabiliser l’ensemble du Caucase. Les tensions qui secouent cet ensemble géopolitique trouvent une résonance particulière ici. Loin, d’être apaisées les relations russo-géorgiennes sont au point mort. La reconnaissance par Moscou de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud comme des États indépendants continue de provoquer la fureur de Tbilissi. Au moment même où Vladimir s’apprête à revenir au Kremlin, ses relations avec le président géorgien Mikheil Saakachvili ne sont pas au beau fixe. Les prises de position de ce dernier favorable à la diplomatie étasunienne exaspèrent Moscou. La peur des dirigeants russes est l’implantation durable de la présence des États-Unis sur son flanc sud.
Paradoxalement, les relations entre la Géorgie et l’Iran connaissent depuis ces dernières années un emballement. Les échanges économiques s’accélèrent alors que les deux pays ont supprimé le régime de visa permettant de développer le secteur touristique. Cette position n’altère cependant pas d’un iota l’alliance stratégique entre Tbilissi et Washington. Ces dernières semaines des délégations militaires étasuniennes auraient mené des rencontres avec les autorités officielles du pays. Pour les États-Unis, la Géorgie constituerait la première tête de pont pour mener une offensive aérienne sur l’Iran. Face au refus de la Turquie d’accorder à partir de son sol une attaque aérienne, la Géorgie est devenue l’option la plus crédible sur un plan logistique. Par ailleurs, l’hypothèse d’utiliser les bases étasuniennes du Kirghizstan est pour le moment écarté face à l’opposition des autorités locales.
Le dilemme du Haut-Karabagh
Face à ce domino caucasien, une autre mine reste encore figée au cœur de la région avec la question du Haut-Karabagh. L’histoire de cette petite enclave de 4.400 km² située sur le territoire azerbaïdjanais révèle la complexité ethnique du Caucase. Peuplé de 150.000, le Haut-Karabagh a livré une guerre contre les forces armées azerbaïdjanaises qui revendiquaient sa souveraineté sur un territoire à majorité arménienne (76% en 1989). Conquis par les Russes sur la Perse en 1805, ce territoire a été attribué à l’Azerbaïdjan dans le cadre des compromis qui ont eu lieu en 1921 entre Russes et Turcs.
Démarré en 1988, le conflit militaire s’achève le 5 mai 1994 avec le protocole de Bichkek qui définit un accord de cessez-le-feu entre les deux partis. Cet accord a interrompu l’affrontement armé mais pas la volonté indépendantiste du Haut-Karabagh, loin s’en faut. Soutenu par l’Arménie, les autorités de ce territoire non-reconnu internationalement ont créé des institutions politiques plurielles. Les rencontres entre les dirigeants arméniens et azerbaïdjanais n’ont pas à ce jour permis de régler la problématique autour de cette enclave. Pour le moment, seules la Transnistrie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, autres républiques sécessionnistes non-reconnues par les Nations Unies, ont reconnu officiellement l’existence de la République du Haut-Karabagh. Celle-ci a créé des antennes dans plusieurs pays comme l’Arménie, la Russie et la France, afin de faciliter les canaux diplomatiques dans la mise en œuvre d’un processus de paix entre les parties belligérantes.
Deux systèmes d’alliances se retrouvent en face l’une de l’autre dans le Caucase. D’un côté, l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) est sous la tutelle de la Russie où se trouve à ses côtés, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et l’Arménie. De l’autre, une alliance entre la Géorgie, l’Ukraine, l’Azerbaïdjan et la Moldavie (GUAM) est entrée depuis 2001 en dissidence avec la politique de Moscou dans son « étranger proche ». Proche de l’Occident, le GUAM est perçu par la Russie comme un avant-poste des intérêts sécuritaires de l’OTAN.
Dans une récente interview, le Secrétaire général de l’OTSC, Nikolaï Bordyuzha, a réaffirmé ses obligations envers l’un de ses membres, en l’occurrence l’Arménie. Dans l’éventualité d’un nouveau conflit concernant le Haut-Karabagh, l’OTSC joindrait ses forces à l’Arménie. Malgré tout la situation relativement apaisée indique que la confrontation armée est écartée à ce jour. L’évolution de la question iranienne pourrait amener à reconsidérer la question. En effet, Israël vient de signer un contrat d’armement avec l’Azerbaïdjan à hauteur de 1,6 milliard de dollars. Ce contrat comprend, entre autres, la livraison de drones, de systèmes défensifs anti-aériens. Entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, les rapports demeurent tendus entre provocations et invectives diplomatiques. Enfin, le rôle de la Turquie est un autre facteur d’interrogation. Si Ankara s’oppose fermement à toute action militaire contre l’Iran, ses relations avec Erevan risquent de l’amener à adjoindre ses forces à l’Azerbaïdjan dans un hypothétique conflit dans le Haut-Karabagh.
Toute secousse géopolitique sur l’Iran débordera dans le Caucase enclenchant par ricochet la mécanique des alliances régionales. Alors que le théâtre opérationnel se met en place pour une éventuelle offensive contre les installations nucléaires iraniennes, une telle initiative propagerait le feu où les intérêts imbriqués ne sont pas directement liés au casus belli initial. L’Azerbaïdjan en raffermissant ses liens avec Israël fait un pari, celui d’avoir misé sur le bon cheval. Or, rien n’est plus imprévisible qu’une guerre.
F.V.
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