La Turquie entre dans une phase cruciale de son destin géopolitique. Face à l’Occident, le navire turc semble prendre le large…
Le pays est entré dans un moment décisif sur la scène internationale. Ces dernières années le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan a démontré avec force la place et le rayonnement qu’il souhaite donner à la Turquie. Au final de cette première décennie, la République turque est une puissance incontournable du Moyen-Orient, de l’Europe orientale et du bassin méditerranéen. Pour comprendre l’ascension de la Turquie, il faut revenir à une autre ascension: celle du mouvement de l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi) soit le Parti de la Justice et du Développement. Considéré comme un mouvement islamiste modéré, son arrivée au pouvoir en 2002 a troublé en particulier l’Europe, craignant un dévoiement des valeurs laïques de la société.
La plateforme politique de l’AKP a pour objectif de libérer la société civile turque de l’emprise des militaires. Pour l’Union Européenne, une telle direction est favorable dans l’optique d’une future intégration. Le duo politique qui dirige la Turquie depuis huit ans prouve à chaque élection leurs succès grandissants. Abdullah Gül, actuel président, et Recep Tayyip Erdoğan tiennent fermement la barre et se laissent guider par la révolution géopolitique en cours depuis une décennie. Allié de l’Occident, membre de l’OTAN, la Turquie laïque représente depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale un pion essentiel. Les Etats-Unis sont bien veillant à l’égard d’un pays qui n’a pas hésité à engager ses forces dans la guerre de Corée (1950-53).
Dans ce contexte, la Turquie a été prise dans la tourmente post-11 septembre. Les États-Unis ont exigé de ses alliés de se tenir droit dans leurs bottes. La guerre en Afghanistan a été soutenue, par le truchement de l’ISAF, mais l’arrivée de l’AKP en 2002 a compliqué la donne. Alors que le gouvernement américain prépare l’invasion de l’Irak, le parlement turc oppose un veto pour l’utilisation de son territoire pour des missions en terre irakienne. Pourquoi ? Les raisons sont à la fois internes et externes. Sur le plan de la politique intérieure, la Turquie ne voulait pas admettre qu’un soutien à l’opération Iraqi Freedom puisse être un tremplin pour la minorité kurde. La création d’un Kurdistan, quasi-indépendant, constitue une ligne rouge que les autorités d’Ankara ne peuvent à aucun cas accepter. Sur le plan extérieur, le refus de la Turquie est un message au monde musulman. Désormais, la Turquie n’est plus un « valet » de l’Occident. Ce refus était un premier signal que l’Occident n’a pas totalement compris. Évidemment, la chute de Saddam Hussein n’a pas attristé le pouvoir turc, mais le chaos qui pouvait s’ensuivre donna d’immense crainte.
De la volonté d’émancipation…
Pendant ces années d’occupation américaine du territoire irakien, la Turquie a profité du vide juridique pour mener des opérations d’escarmouches dans le Kurdistan irakien. L’objectif : nettoyer les poches de résistances kurdes qui opèrent depuis l’Irak. Des opérations qui ont été coordonnées avec la participation de l’Iran. Un rapprochement qui a alerté la Maison-Blanche. Depuis 2002, le pouvoir turc discute avec tous les membres de la communauté musulmane. Rejetant fermement le nihilisme destructeur des intégristes djihadistes comme Al Qaïda, Recep Tayyip Erdoğan plaide en faveur d’un islamisme, plutôt modéré à ce jour, et joue sur la corde nationaliste. La politique du gouvernement turc a été tantôt un repoussoir, tantôt un sujet attractif.
L’Union européenne est certainement le partenaire le plus déboussolé de la nouvelle ligne du pouvoir. Entre rejet et attrait, les autorités européennes naviguent à vue avec la Turquie. Durant de nombreuses années, Bruxelles a fait miroiter une entrée de la Turquie dans l’UE. Une échéance qui fut repoussée toujours plus loin. Les calendes grecques ont progressivement lassé depuis une dizaine d’années l’opinion turque. La partie occidentale et côtière du pays milite pour cette adhésion tant attendue. Mais une érosion de l’opinion s’y observe depuis. Les rangs des déçus grandissent et nourrissent une posture plus nationaliste.
Alors que l’Europe est plongée dans une profonde crise, la Turquie montre une certaine assurance. Si l’adhésion du pays au sein des institutions européennes apparaît comme inéluctable, les Turcs se sont lassés de cette attente. Car le pays ne sera pas du prochain convoi. Bruxelles tend à miser prioritairement sur la région des Balkans avec la Croatie en particulier. L’horizon pour Ankara serait éventuellement entre 2020 et 2025. Une perspective qui ne satisfait pas une population qui estime avoir eu assez de patience. Cependant, l’AKP a toujours inscrit dans son agenda l’adhésion comme priorité. Une donnée que les autorités européennes admettent et tentent de passer la seconde dans ses négociations avec le gouvernement turc. La sortie du Premier ministre britannique, David Cameron, favorable à une évolution plus rapide des négociations, met Londres en position d’avocat en faveur de la partie turque.
Dans ce contexte, Recep Tayyip Erdoğan et son gouvernement ont initié une campagne référendaire à propos du système judiciaire du pays. L’AKP souhaite réformer en profondeur le troisième pouvoir et surtout couper le cordon ombilical le liant avec l’armée. Le vote du 12 septembre 2010 constitue une rupture importante. L’objectif avoué du pouvoir est le renforcement de la société civile et la consolidation de la liberté d’expression. Des enjeux qui ont touché une grande partie de l’élite et de la classe moyenne turques. La partie occidentale et côtière a voté très favorablement en faveur de cette réforme. Avec 58% de « oui », le Premier ministre turc a désormais les mains plus libres pour agir dans ses prochaines réformes.
Plusieurs questions étaient en jeu dans ce référendum. Tout d’abord, pour l’AKP a pour objectif de modifier la règle du jeu pour deux corps juridiques : la Cour Constitutionnelle et le Conseil Suprême de magistrature. Ces institutions étaient un frein pour le projet du gouvernement. Cependant l’élément populaire dans ce référendum concernait le point supprimant l’article 15 de la Constitution qui garantissait l’impunité des généraux auteurs de coups d’Etat. Une mesure symbolique mais très populaire auprès d’une population qui exige que l’armée rentre dans le rang.
Dans la lutte entre l’AKP et l’armée, le premier a marqué un nouveau point. Même si les généraux n’ont du guère apprécier l’affaiblissement de leur influence, le gouvernement n’entend pas se mettre à dos une institution qui demeure un acteur incontournable. Recep Tayyip Erdoğan joue les équilibristes mais cette victoire référendaire le place d’ores et déjà en pôle position pour sa propre succession en 2011. Une défaite de l’AKP est inimaginable tellement l’enracinement du parti dans la société est désormais profond. Par ailleurs, au-delà de la réaction de l’armée, le référendum était avant tout un test pour les partis de l’opposition. Las est de constater un cuisant échec.
La diabolisation de l’AKP ne fait plus recette. Et malgré les craintes d’une évolution qui aboutisse à une concentration extrême du pouvoir, ce parti qui gouverne, depuis huit ans, est là pour durer. Son homme, Recep Tayyip Erdoğan entend briguer le poste de président en 2012. Celui qui occupe le poste, à l’heure actuelle, n’est autre que l’ancien ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül. Leader de l’AKP, il forme avec Recep Tayyip Erdoğan, un duo complémentaire dans la gestion des affaires turques. Si le parti islamo-conservateur suscite des interrogations, sa grande force se mesure à sa capacité à disposer la Turquie dans le jeu international.
…A l’affirmation de sa puissance
Depuis quelques années, la Turquie réaffirme son influence dans des zones historiques : Balkans, Asie Centrale, Moyen-Orient. Le feu Empire Ottoman réamorce une politique d’affirmation de sa puissance. Aidée par une croissance économique, la Turquie n’hésite plus à affronter l’Occident. Tout en restant un ferme allié, les autorités entendent placer le pays à une position indépendante. Le cas du conflit israélo-palestinien a focalisé ce changement d’approche.
Longtemps proche d’Israël, la politique turque a procédé à un virage progressif. Prenant ses distances avec la politique du gouvernement d’Ariel Sharon, Recep Tayyip Erdoğan s’est rapproché des Palestiniens et surtout du Hamas. L’opération « Plomb durci » en décembre 2008 provoque un durcissement des positions turques. Devant les caméras, le monde assiste, à l’occasion du Forum économique mondial (Genève, Suisse), à une violente altercation entre le Premier ministre turc et le Président israélien, Shimon Pérès. Par un coup d’éclat, Recep Tayyip Erdoğan quitte furieux la tribune et ses autres participants.
En mai 2010, l’attaque israélienne de la flottille humanitaire affrétée par une ONG turque causant la mort de neuf turcs a suscité l’ire des autorités d’Ankara. Menaçant de rompre ses relations diplomatiques, demandant des excuses officielles de la part du gouvernement israélien, la Turquie n’a pas franchi la ligne rouge. Les limites du radicalisme turc. En effet, le pays ne peut s’affranchir de ses liens avec l’Occident, c’est impossible dans la conjoncture actuelle. Ses propres intérêts seraient en jeu. Cependant, par ces coups de semonces, le gouvernement turc prévient. Désormais, il faut compter avec lui pour gérer les affaires au Moyen-Orient.
Autre élément d’inquiétude dans les chancelleries occidentales, le rapprochement irano-turc. Le sommet tripartite au mois de juin entre la Turquie, le Brésil et l’Iran concernant un accord sur le nucléaire iranien a montré un visage entreprenant de la politique étrangère turque. Mais ce rapprochement avec l’Iran n’est pas nouveau. Depuis 2003 et la guerre en Irak, les deux pays affichent certaines convergences, en particulier sur la question kurde. Ainsi, des opérations militaires conjointes ont été menées en territoire irakien contre des bases rebelles kurdes. La coopération s’étend même avec le voisin Syrien.
La Turquie n’entend pas s’aligner sur la ligne dure iranienne, mais souhaite préserver ses intérêts concernant la sécurité à ses frontières mais aussi en matière énergétique. Ainsi, les échanges commerciaux entre les deux pays ne cessent d’augmenter. Et le gouvernement turc entend tripler le volume d’échange avec son voisin dans les cinq prochaines années. Les relations avec la Syrie se sont nettement améliorées. Les régions frontalières connaissent un boom économique avec le développement des échanges.
Sur le plan militaire, le gouvernement turc a suspendu sa coopération avec Israël. Pour l’Etat hébreu, c’est la perte d’un allié stratégique au Moyen-Orient. Le renforcement de son isolement. Se rapprochant de l’axe irano-syrien, les Turcs espèrent jouer leur partition : médiateur dans les différentes zones de tension. Un défi pour un gouvernement turc qui emploie tous les outils à sa disposition (économie, culture, langue). Ainsi, la Turquie investit au Tatarstan (Russie), accroit ses liens avec les pays d’Asie Centrale et prend la défense de la population Ouïghour contre une « sorte de génocide » des autorités chinoises dans la province du Xinjiang.
Les relations avec ces deux anciens ennemis : la Grèce et l’Arménie ; se sont apaisées. La reconnaissance du génocide arménien tient à rendre plus difficile les relations avec certains pays occidentaux qu’avec l’Arménie-même. Cependant, il existe toujours ce point de tension qu’est la division chypriote. Or, un règlement est un préalable à toute adhésion de la Turquie au sein de l’Union européenne.
Avec un rayonnement international toujours plus important, le pays a développé une doctrine. Le ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, souligne qu’à l’heure actuelle, il n’existe aucun problème avec ses voisins. Une véritable « profondeur stratégique » a été initiée depuis quelques années, laissant une certaine liberté à l’action turque.
Un hub énergétique pour l’Europe ?
Dernier point, mais dont la portée est cruciale, est la place géostratégique qui est offerte à la Turquie sur le plan énergétique. Le pays est au cœur d’un grand marché, pétrolier mais surtout gazier. Il constitue une voie de passage vitale en matière d’approvisionnement en direction de l’Europe, en particulier. Le projet Nabucco, porté par l’Union européenne, a pour ambition de constituer une alternative aux approvisionnements russes.
Ce gazoduc doit constituer pour l’UE un point d’honneur dans sa politique de diversification. Cependant, la Turquie a autorisé le passage dans ses eaux territoriales du projet russe South Stream, concurrent au projet européen. La position turque attise les convoitises et de fait, demeure incontournable sur cet échiquier énergétique. En plus des réserves énergétiques situées en Mer Caspienne ou en Asie Centrale, la Turquie constitue un débouché pour l’Iran et l’Irak.
La position de la Turquie est à la fois avantageuse et dangereuse. Avantageuse : le pays a en sa possession un nombre incroyable d’atouts à faire jouer soit en direction des pays du Moyen-Orient, soit par rapport à l’Occident. Dangereuse : le gouvernement turc peut se brûler à trop apparaître comme incontournable. Pour les pays producteurs, les sonnettes orientales pourraient être plus attractives (Chine, Inde). Quant aux Occidentaux, voir la Turquie s’enticher de pays peu recommandables à leurs yeux, comme l’Iran, pourrait crisper leur relation.
Le pays doit penser à sa propre sécurité énergétique. Dans ce sens l’Europe peut constituer une garantie de poids. Malgré la crise actuelle, certaines voix se font entendre. Même les Allemands commencent à sortir de leur réserve. Ainsi, le ministre des Affaires étrangères, Guido Westerwelle, a invité les membres de l’UE à être « juste » dans sa négociation avec la Turquie. Les dirigeants européens comprennent que l’intégration de ce pays est pour le propre bien de l’Europe. Mais aussi celui de la Turquie. Car il existe une profonde interrogation : quelle position adopterait la Turquie en cas de refus de l’Union européenne ? Lors des futures sessions de négociations, les parties engagées doivent tenir compte de ce paramètre.
F.V.
Extrait de l’interview du Président turc, Abdullah Gül, dans Charlie Rose à l’occasion du sommet de l’ONU en septembre 2010 (in English) :
Votre commentaire